Le Goût Comme Lieu de Mémoire 

Dans “La Distinction,” Bourdieu écrit que le goût “renvoie directement aux expériences les plus anciennes et les plus profondes” (86). Il évoque la manière dont le goût est particulièrement nostalgique. Cet élément nostalgique est dû au fait que le goût échappe aux contraintes du langage— il est si difficile de décrire le goût— le rendant si puissant pour évoquer des mémoires. Pensons au début de “À la Recherche du Temps Perdu,” où c’est le goût d’une madeleine qui fait penser Marcel à son enfance à Combray. C’est inconscient, involontaire. Bourdieu explique que notre goût nous ramène à nos expériences les plus primitives, comme celles de la détermination de l’opposition simple : “chaud/froid, grossier/fin” (86). À l’état naissant, c’est le goût qui aide à encadrer notre compréhension précoce du monde.

En écrivant sur les goûts, Bourdieu écrit que l’antithèse entre la quantité et la qualité, la substance et la forme, correspond à l’opposition entre le goût de la nécessité, qui privilège les aliments les plus nourrissants et les plus économiques, et le goût de la lux, mettant l’accent sur la manière de présenter et ayant une tendance à utiliser des formes esthétiques pour nier la fonction. 

Mais, il suffit de regarder la lecture que nous avons faite cette semaine pour voir comment le goût encadre ces expériences de la petite enfance et de l’adolescence. Ce que le livre d’Annie Ernaux m’a appris est qu’un enfant, à table, apprend beaucoup plus qu’un palais raffiné. Ce qu’ils apprennent va bien au-delà de la division ambiguë entre goûts de luxe et goûts de nécessité. Dans son roman autobiographique « Les années », Annie Ernaux s’appuie fréquemment sur ses souvenirs de repas de famille. Elle remarque qu’aux repas de famille, les adolescents se reposaient à table, « écoutant les propos sans s’y mêler » (60). Ernaux écrit que les adolescents ne “se sentant pas encore prêts à entrer de plein droit dans la conversation générale” (61). Au lieu de parler, ils écoutent. Ils sont en train de découvrir. À table, les adolescents entendent « le roman de [leur] naissance et de [leur] petite enfance » (61). Remarquez le mot « roman » ici, qui nous renvoie à cette relation réciproque entre littérature et la gastronomie. Ce qui est partagé à cette table, ce sont des histoires du passé qui échappent à la mémoire de ces enfants. Ces histoires permettent d’accueillir les adolescents dans la mémoire collective de leur famille, via le repas. Ernaux écrit plus tard que ce n’est pas le sang qui unit sa famille. Ce sont plutôt leurs expériences partagées qui les unissent. Enfants, ayant raté beaucoup de ces expériences, ces histoires qui unissent la famille sont partagées avec les adolescents pour les aider à se rapprocher de leur famille. 

C’est finalement pourquoi le goût nous ramène à nos premiers souvenirs. C’est un lieu de mémoire, de nos premières versions de soi venant juste de comprendre le monde qui nous entoure.

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